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Chapitre II

Dernière mise à jour : 29 oct.



Le corps de Lilu est désormais immobile, étiré dans une position étrange.

— Elle a perdu le contrôle ! déclare une voix caverneuse. 

De la brume épaisse émerge un être en tout point opposé à Casiteg. Sa membrane, noire comme l’obsidienne, lisse et légèrement lustrée, capte la lumière environnante. Un drapé aux teintes claires, rehaussé de dorures, l’enveloppe, rappelant ceux de Casiteg et Lilu. Ses yeux, d’un blanc immaculé, lancent un regard froid et perçant, tandis que la pâleur éclatante de sa bouche accentue le contraste saisissant avec la peau sombre de son visage. À la différence de Casiteg, tout en lui est tranché, comme s’il incarnait l’équilibre même entre l’ombre et la lumière.

— Cette réaction était la plus évidente, cela ne devrait pas t’étonner, Vestagu, nous en avions discuté ensemble, lui rappelle Casiteg avec tendresse. Il est préférable de ne pas la submerger d’informations qui pourraient lui faire perdre le contrôle de son enveloppe charnelle.

— Tu la surprotèges ! Nous n’avons pas le temps ! Six mois se sont écoulés ! Depuis son départ de Terre ! Elle vient à peine de s’éveiller ! Nous devons lui en parler ! Nous devons la bousculer !

— Il est encore prématuré d’aborder un tel sujet. Son attachement à sa vie humaine m’empêche de lui révéler les véritables raisons de sa présence ici, sur Stélani. Nos plans ont été chamboulés par ce contretemps, et nous devons tous nous adapter aux changements qui en découlent. Heureusement, elle n’a gardé aucun souvenir de l’expérience. Cependant, en sondant son esprit, j’ai découvert qu’elle a aussi oublié des informations cruciales, ce qui nous désavantagera certainement.

— Comme ? !

— Comme le fait qu’il lui sera difficile d’accepter son rôle en tant que Création Incarnée. Et c’est pour cette raison qu’il est préférable que tu continues de te tenir en retrait, masqué par ma force de Dôme de Brouillard, jusqu’à ce que j’aie pu établir un lien de confiance avec elle.

— Nous avons failli la perdre ! coupe rudement Vestagu. Je ne veux pas utiliser Aumore !

Comprenant les tourments de son opposé, le visage de Casiteg s’adoucit. Il s’approche de Vestagu, lui saisit la main avec bienveillance et dit :

— Tu n’as pas eu à le faire jusqu’à présent et je compte bien maintenir cette situation telle quelle.

Malgré la noirceur de sa peau, Vestagu semble pâlir. Il retire vivement sa main de celle de Casiteg en déclarant d’une voix encore plus caverneuse :

— Nous avons frôlé la catastrophe ! Cela aurait pu mal tourner !

— Nous avons réussi à contrôler la situation, en grande partie grâce à Matles, dont la brillante qualité d’improvisation a été précieuse dans cette situation périlleuse. Même si ses éléments sont dans le désordre, ils tendront progressivement vers l’ordre. Nous devons seulement faire preuve de patience à ce propos.

Vestagu dirige son regard vers Lilu, dont le corps est de moins en moins étiré. Il approche sa main près de son visage, effleurant presque une mèche de cheveux humide de ses doigts noirs comme du charbon.

— Je ne le sens pas ! s’irrite-t-il après un instant. Il y a quelque chose qui cloche ! Quelque chose lié à sa nature humaine ! Celle qui est toujours présente !

— Il est essentiel que tu modifies ton angle de vision afin de réfléchir différemment. Comment aurais-tu réagi à sa place après avoir passé près de deux mille quatre cents ans sur Terre, adoptant diverses apparences, aussi bien masculines que féminines, jusqu’à celle de Lola ? Même si cette transformation l’a finalement menée à retrouver sa véritable nature, il est compréhensible que ­l’humaine qu’elle était résiste encore et que cela entraîne des répercussions sur nous.

— Rien ne va ! Tout est instable ! s’énerve-t-il alors. À cause des humains ! Son apparence est altérée ! Rien n’est à sa place ! Et regarde ! Nos enveloppes charnelles ! À cause d’eux ! Nous lui ressemblons ! Nous ressemblons aux humains ! Nous les deux êtres Ethsel ! Réduits à cette enveloppe ! Trop petite ! Trop étroite ! Trop étriquée !

— Je te comprends parfaitement, car, moi aussi, je rencontre des difficultés à maîtriser mes forces et mes anukrati dans cette forme réduite. Cependant, il est impératif que nous nous adaptions à cette situation et que nous l’aidions dans son retour dans la Connaissance.

— Ta compassion nous ralentit ! Elle doit accepter qui elle est ! C’est inévitable !

Casiteg jette un coup d’œil vers Lilu, dont le corps a quasiment retrouvé sa taille normale.

— Je comprends ton impatience, cependant, ta Fissure du Temps est en train de se dissiper, prévient-il. Et pour lui faire lâcher-prise, il est nécessaire d’user de douceur et de finesse. C’est pour cette raison que ta présence devrait rester dissimulée dans la brume encore un moment. Et je te recommande de te déplacer de l’autre côté pour éviter de te retrouver entre ma Vague Déferlante et Lilu. Avant ton intervention, j’étais sur le point d’utiliser ma force pour la neutraliser. Il est préférable que tu ne te trouves pas sur le chemin de l’eau lorsque je la libérerai.


À peine Vestagu disparaît-il que le corps de Lilu retrouve sa forme normale. Elle suffoque, ses mains serrées contre sa gorge. Autour d’elle, le brouillard vibre et se resserre comme une cage invisible. Une onde glaciale traverse son corps, lui arrachant un cri étouffé. Soudain, une étincelle jaillit, enflammant instantanément l’air autour d’elle. Les flammes se propagent d’un coup, ­l’encerclant. Au même instant, une déflagration éclate. Une vague massive d’eau déferle sur elle, la projetant en arrière. Le froid la transperce, tandis qu’elle s’écrase sur une surface rugueuse. Impuissante, elle se recroqueville, les bras levés pour protéger son visage. Elle reste là, un instant, à trembler. Mais rien ne se passe. D’un revers de main, elle écarte ses cheveux collés à son visage. Devant elle se tient Casiteg, son bras encore tendu, prêt à contrer toute nouvelle manifestation de flammes.

— N’étant pas habituée à une telle stimulation de puissance, ton enveloppe s’est embrasée et elle le refera dès que tes émotions déborderont.

« Embrasée » ?

Le mot résonne étrangement dans son esprit, comme si elle avait du mal à en saisir le sens.

— Ce terme peut sembler violent lorsque tu le prononces, néanmoins tu comprendras bientôt qu’un embrasement n’est qu’un frisson pour les êtres de l’élément Feu. Et, en tant que Création, tu portes naturellement en toi les six éléments, y com‑ pris le Feu. Et c’est ce dernier, logé dans tes iris, qui a embrasé l’élément Air qui t’entoure.

Elle se prend la tête entre les mains, assaillie par toutes ces informations.

Je ne comprends rien. Mais ce n’est pas…

Elle se tait, réalisant avec stupéfaction :

Il lit dans mes pensées, ou quoi ?

— Ce n’est pas exactement le terme approprié, la contredit-il aussitôt. Il serait plus juste de parler d’une connexion à tes pensées et tes émotions pour anticiper certaines de tes réactions.

Connexion à mes pensées ? répète-t-elle sans comprendre.

— Je t’accompagne et veille à ce que tu supportes cette situation et les bouleversements qui en découlent, comme le retour de la Connaissance ou ton départ de Terre. Je comprends combien cela peut être déconcertant. Cependant, si tu parviens à me faire confiance, sache que cette transition se fera plus sereinement.

Cette révélation suscite en elle un mélange de surprise et d’inconfort.

Dégage de ma tête, s’énerve-t-elle alors. Mes pensées sont privées !

— Je m’en dégagerais une fois que je serai certain que ton esprit est solidement ancré dans ton enveloppe charnelle, promet-il.

« Ancré dans mon enveloppe charnelle » ?

— C’est effectivement le terme que je viens d’employer. Le plus simple, c’est d’admettre dès à présent que tu es la Création Incarnée, ce sera un premier pas vers l’acceptation de la situation.

Je n’abandonnerai pas Lola !

— C’est une réaction logique, souffle-t-il en avançant son bras. Il est parfois utile de forcer l’esprit à accepter une situation… en le confrontant à une réalité pour laquelle il n’est pas préparé.

Elle pousse un grognement en guise de réponse. Satisfait, l’être fixe un point au centre de sa paume. Une bulle d’eau y apparaît, se déformant progressivement jusqu’à prendre la forme d’un récipient constitué d’un liquide étrange. Il souffle doucement dessus et, sous les yeux ébahis de Lilu, l’eau se solidifie instantanément.

— Tu utiliseras cet être Eau de la branche Glace. Ce dernier te permettra de récupérer de la glace continentale au sol.

Lilu fixe l’objet avec appréhension. Lorsqu’il le lui tend, elle recule d’un geste instinctif.

— Si j’avais voulu te nuire, crois-tu vraiment que j’aurais attendu ce moment pour agir ?

Elle hésite un instant, puis avance lentement la main. Ses doigts effleurent l’objet et une étrange sensation lui crispe la paume. Elle plisse les yeux et découvre avec surprise que la surface bouge légèrement, comme traversée par des courants invisibles.

On dirait les battements d’un cœur, se dit-elle en contemplant les pulsations.

— Ce sont en effet les battements d’énergie que tu perçois, précise Casiteg. Plus tard, tu sauras utiliser tes visions pour les détecter sans même avoir besoin d’entrer en contact avec un être. Tu pourras même voir chacun de ses atomes de vie.

Il… il est en vie ? comprend-elle.

— Évidemment qu’il est en vie, comme tous les êtres vivants qui peuplent la Grande Source. Seuls la Destruction Incarnée, les sangs d’ombre et les néombres sont dépourvus d’atomes de vie.

Un tic déforme la lèvre supérieure de Lilu à l’évocation de ses noms. Sans s’en rendre compte, elle serre l’objet dans sa main, comme pour le protéger. Voyant son geste instinctif, Casiteg esquisse un sourire.

— Il est temps que tu boives la glace, pour voir comment ton esprit réagit naturellement.

Se résignant à suivre ses instructions, elle s’accroupit pour plonger l’être dans la glace quand, soudain, une vision fulgurante la frappe. Ses jambes disparaissent, remplacées par un drapé lisse et éthéré. L’image s’évanouit aussi rapidement qu’elle est apparue, et ses jambes réapparaissent comme si de rien n’était. Elle cligne des yeux, légèrement désorientée, puis tapote doucement l’espace entre ses membres.

J’ai dû rêver…, se dit-elle, en sentant sa main rencontrer du vide.

Rassurée, elle plonge l’être dans la glace, en extrait un peu, puis le porte lentement à ses lèvres. Mais au moment où sa bouche s’apprête à effleurer la glace, un spasme brutal secoue sa main. Sans comprendre, elle la projette au loin.

Hein ? Mais qu’est-ce qui se passe ?

— La Création ne peut détruire ce qu’elle a engendré, il est donc contre nature de la consommer, explique Casiteg sur un ton laissant transparaître une pointe de contentement. Même si cette glace continentale n’est pas directement le fruit de ta création, elle porte néanmoins l’essence de ta propre origine.

Simple crampe ! s’irrite-t-elle. Tu vas voir si je ne peux pas le boire.

Elle replonge aussitôt l’être dans la glace. Mais encore une fois, sa main échappe à son contrôle et laisse tomber l’objet. Elle grogne, agacée, et s’accroupit pour le ramasser, mais la voix de Casiteg l’arrête en plein élan.

— Connaissant le caractère de Lola, tu t’entêteras encore un moment. Il serait donc plus utile de te poser quelques questions pour pousser encore plus loin ton esprit, qu’en penses-tu ? Et pour cela, je me baserai sur des propos que Lhu a tenus avec toi.

— Lhu ?

Elle reste bouche bée face au son de sa propre voix. Si différente de l’aigu habituel de Lola. Celui-ci est empreint d’une grande douceur et d’une fraîcheur agréable. Instinctivement, elle porte les doigts à sa gorge, comme pour vérifier que ce timbre mélodieux vient bien d’elle. Un silence s’installe, avant que Casiteg ne reprenne :

— C’est un progrès de t’entendre enfin parler. Il est vrai que nous n’avions pas encore abordé ce sujet, mais ta voix n’est plus celle de Lola. Et puisqu’évoquer le nom de Lhu a provoqué une réaction, je me baserai sur ses paroles pour te poser mes questions. Dans les dictionnaires de la Grande Source, tu as appris que la Création Incarnée était créée à partir des êtres vivants. Alors, ma question sera aussi simple. Est-il vraisemblable que toi, la Création Incarnée, tu puisses respirer de l’air ?

Ses mots la frappent de plein fouet. D’un geste instinctif, elle descend les mains à sa poitrine, tentant de sentir le mouvement de ses poumons. Mais son drapé reste parfaitement immobile.

— Alors, Lilu, crois-tu vraiment que la Création Incarnée pourrait respirer un être vivant et ainsi le détruire ? Ne serait-ce pas contre nature ? N’est-ce pas contre ta propre nature ?

Elle essaye désespérément d’inspirer cet air qui, quelques instants plus tôt, lui semblait encore si réel. Pourtant, rien ne vient vraiment. Juste une sensation étrange, comme si tout fonctionnait par habitude.

— Un autre point que Lhu a évoqué est intéressant à soulever. Penses-tu que tu possèdes réellement des jambes, ou bien est-ce une illusion de ton esprit pour te faire croire que tu es encore humaine ?

Déstabilisée, elle regarde son drapé scindé en deux jambes solides. Mais un nouveau flash lui montre son drapé unique et sans pieds. C’est alors qu’elle remarque que d’étranges picotements parcourent le bas de son corps, comme de petites aiguilles chatouillant ses membres prétendument absents. Quand elle voit son drapé à nouveau divisé en deux, elle relâche la tension dans ses épaules. Mais une phrase remonte brutalement, portée par la voix grave et douce de Lhu : « La Lumière est comme une mère. Entraîner une destruction de ses propres créations serait contradictoire avec son énergie. »

— J’ai des jambes ! lâche-t-elle d’un ton sec pour faire taire ses pensées.

À peine a-t-elle terminé qu’une autre voix s’élève dans son dos.

— Non ! Tu n’as pas de jambes !

La froideur de ce ton la paralyse. Elle n’ose pas se retourner, de peur de découvrir l’être menaçant qui se tient derrière elle.

— Ta compassion a échoué ! continue la voix abrasive. Et voilà le résultat ! Elle est dans le déni ! 

Entendre cette voix aussi acérée lui fait perdre toute raison. Elle s’élance dans la direction opposée, disparaissant dans la brume. À mesure qu’elle progresse, le froid mordant s’intensifie, engourdissant peu à peu le bas de son corps. La brume glaciale fouette son visage, mais elle continue de courir, cherchant désespérément un refuge pour se protéger et reprendre son souffle. Soudain, son pied nu touche quelque chose d’humide. Elle fait un bond en arrière, son cœur battant la chamade. Un léger clapotis résonne, suivi d’une éclaboussure. Incapable de distinguer quoi que ce soit dans la brume épaisse, elle recule encore, la peur montant d’un cran. Et, brusquement, une créature surgit devant elle.

Un néombre !


 
 
 

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