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Chapitre I



Dans l’obscurité, une forme funèbre se profilait, drapée d’une cape nébuleuse, s’enroulant tel un serpent autour de sa proie. Des plis de cette sombre étoffe suintait une substance gluante et opaque, saturant l’air d’une brume poisseuse et suffocante.

Au sommet de cette sinistre cape trônait une forme ovale d’une noirceur abominable. Entremêlées telle une cage, des tiges acérées comme des lames de rasoir recouvraient cette face cauchemardesque. De cette prison, une multitude de petits tentacules visqueux s’agitait avidement, cherchant désespérément à s’échapper.

Une obscurité lugubre entourait la mystérieuse créature. L’air, quasiment inexistant, semblait mourir lentement. D’imposants murs de brume opaque s’étendaient et s’étiraient sans fin. 

Soudain, cette forme s’anima. Ses tiges se contorsionnèrent et s’écartèrent, déchirant l’air dans un grincement strident. Puis, tout se figea à nouveau, plongé dans un silence morne. Une inquiétante sensation imprégnait l’atmosphère alors que le temps, lui-même, semblait suspendu. Brusquement, les tentacules jaillirent avec férocité déchaînée, se précipitant vers…

Lola se réveille en sursaut. Nous sommes le mardi 20 septembre 2022. Sa fenêtre laisse entrer les voix des passants. Dehors, les terrasses parisiennes sont encore bondées malgré l’heure tardive. Un courant d’air vient plaquer ses longs cheveux de jais sur son cou en sueur. Son souffle est saccadé, sa mâchoire crispée, et tout son corps reste pétrifié par ce nouveau cauchemar.

Après plusieurs profondes inspirations, Lola finit par s’asseoir sur le bord de son lit. Elle allume sa lampe de chevet et pose ses pieds sur le parquet frais. La tête baissée, les épaules arrondies, elle peine à retrouver son calme et à revenir à la réalité.

Péniblement, elle se lève et saisit de ses mains tremblantes un vieux pull en maille crème posé sur une chaise. Elle l’enfile avec difficulté et se traîne jusqu’au salon. Là, elle attrape son paquet de cigarettes et son carnet à dessin, puis se dirige d’un pas chancelant sur le balcon. Elle s’assoit sur la marche de la porte-fenêtre, tire une longue bouffée de nicotine et commence à reproduire, au crayon gras, la repoussante créature qui vient de hanter son sommeil…

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— Souvenez-vous qu’une civilisation ancienne reste toujours un mystère pour notre ère. Même si nous détenons des informations grâce à des écrits, à des œuvres ou encore à des monuments, une part d’ombre demeure.
Lola, la tête appuyée sur sa paume, ferme les yeux, écoutant d’une oreille la voix lointaine du professeur d’anthropologie de l’art. Quand soudain :
— Lola, t’endors pas ! la secoue Hugo en chuchotant. T’es encore sortie hier soir, pour avoir de tels cernes ?
En guise de réponse, Lola esquisse un simple sourire. 
S’il savait, pense-t-elle en triturant la manche de son épais pull en laine. 
Encore dans les vapes, elle se redresse, se frottant les yeux de sa main. 
— C’est quoi ce dessin ? lui demande alors son amie Sarah. Il est assez… flippant. 
Sous la main gauche de Lola, un petit carnet noir est ouvert, et la créature tentaculaire, qu’elle a passé la nuit à dessiner, y est représentée. 
Et merde ! pense-t-elle, crispée.
Refermant le carnet, Lola tente de dissimuler son malaise en arborant un sourire forcé, et lance le premier mensonge qui lui vient à l’esprit : 
— C’est un projet pour Solal. Il est déjà en train de bosser sur sa publication d’Halloween.
Depuis plusieurs années, son ami d’enfance Solal réalise des vidéos qu’il poste sur les réseaux sociaux, utilisant les nombreux dessins de Lola pour illustrer ses histoires.
— J’adore ! s’enthousiasme alors Sarah, en essayant de parler le moins fort possible.
— J’ai trop aimé celle avec Bosh. Je suis trop impatient de découvrir la prochaine, se réjouit Hugo.
Ravie que sa stratégie fonctionne, Lola écoute silencieusement Sarah et Hugo s’extasier sur les vidéos de son ami.
Merci, Solal, pense-t-elle, soulagée. 
M. Maidet fait cesser les chuchotements en déclarant :
— Le cours est terminé. Pour la semaine prochaine, je vous conseille de vous renseigner sur les différentes revues de référence que je vous ai envoyé par e-mail ce matin. 
Dans le brouhaha habituel des fins de cours, les élèves s’empressent de ranger leurs affaires et de quitter la salle. Voyant Lola se lever en laissant son iPad et son sac sur la table, Hugo lui demande : 
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je pense prendre Maidet comme directeur de recherche pour mon mémoire, répond-elle en attrapant son carnet et un stylo. Je vais voir ce qu’il pense de mon idée. 
En entendant cela, il arrête de ranger ses affaires.
— T’es maso ! C’est le prof le plus exigeant et le plus pointilleux, s’exclame Hugo.
— Oui, mais tous ceux qui l’ont eu ont réussi, déclare Sarah. Il y en a même deux qui enseignent à Harvard, et un autre qui conseille des réalisateurs pour des films hollywoodiens.
— Ça, ce sont les élèves choisis pour LE sujet mystère, dit Hugo en appuyant le mot « le ». Tu veux le sujet mystère ? demande-t-il en la regardant. 
— Je vais tenter, dit-elle avec un haussement d’épaules. On sait jamais si je trouve le truc qui me démarque des autres.
— Si tu lui montres la liste que tu m’as envoyée hier, tu as toutes tes chances, rétorque Sarah. Tu nous diras ce soir si tu as passé la première étape ?
Lola acquiesce d’un signe de tête et, d’un pas souple, s’approche du bureau où son professeur ramasse ses affaires.
— Avez-vous quelques minutes à m’accorder ? demande-t-elle, tout en triturant le trou dans la manche de son pull. J’aimerais discuter avec vous d’un éventuel sujet de mémoire. 
— Allez-y ! lui dit-il de sa voix rocailleuse, tout en débranchant l’ordinateur qu’il s’apprête à mettre dans sa besace.
— Je souhaiterais m’intéresser à la représentation des civilisations antiques dans l’art du xxe siècle. 
M. Maidet passe sa main dans son imposante barbe poivre et sel et répond :
— C’est très vague… Avez-vous déjà songé à certains artistes ?
— Je pensais me concentrer sur les surréalistes comme Kay Sage, ou sur les membres du mouvement dadaïste. Tenez, j’ai fait une liste, lui dit-elle en posant son carnet sur le bureau.
M. Maidet survole la page du bout du doigt et la tourne machinalement, tombant sur le dessin de la créature tentaculaire. Prise de court, Lola n’a qu’un réflexe. Elle tire le carnet vers elle et revient, d’un geste rapide, sur la page précédente.
— Ma sélection s’arrête là pour l’instant, se justifie-t-elle avec un sourire forcé.
Gardant le silence pendant quelques secondes, un air pensif sur le visage, M. Maidet finit par déclarer : 
— Votre liste est intéressante.
Comprenant que son professeur ne parlera pas du dessin, Lola décontracte ses épaules. 
— Pourtant, je vois déjà des choses qui ne conviennent pas ! déclare-t-il en appuyant son index sur la page. Ce genre de travail nécessite une approche plus conceptuelle. Vous devez trouver le lien qui se dégage entre civilisation et art. Par exemple, si vous sélectionnez Valentine Hugo, vous ne pouvez pas parler de civilisation identifiable au premier coup d’œil, mais plutôt de mise en scène, d’appropriation d’une idée…
Après avoir recensé chaque artiste et chaque piège à éviter, M. Maidet s’arrête un instant, fixe le carnet de Lola avec attention, et ajoute : 
— Prenez la semaine pour réfléchir à de nouveaux artistes, et présentez-les-moi mercredi prochain autour d’un café. Je vous laisse une chance de me prouver que Mme Rodriguez avait raison à votre sujet. Car pour l’instant, je vous ai surtout vue bavarder.
Embarrassée, Lola s’excuse platement, puis récupère ses affaires avant de quitter la salle.

À peine a-t-elle posé le pied hors du bâtiment qu’elle se saisit de son portable et appelle Solal.
— Tu fais quoi ? lui demande-t-elle dès qu’il décroche, surexcitée.
— Je viens de terminer les cours et je pensais rentrer à l’appart pour préparer ma valise pour Barcelone. Pourquoi ? Tu veux passer pour boire un verre ?
— Ça te dit de m’aider à trouver les artistes pour mon mémoire ? lui propose-t-elle.
Lorsqu’il s’agit d’art, son ami est une véritable encyclopédie vivante. Il l’était déjà avant même de suivre son cursus en histoire de l’art à l’École du Louvre.
— Tu as passé la première étape ? se réjouit-il de sa drôle de voix grave. 
— Il m’a proposé d’en rediscuter autour d’un café. Et quand il propose un café, c’est qu’on a réussi à éveiller son intérêt.
— Super ! On se retrouve chez mon père pour fouiller sa bibliothèque ? Ma valise attendra.
— Flemme de voir Victor, aujourd’hui…
— Depuis quand mon père est à la maison le mercredi ? l’interroge-t-il. On sera tranquilles, avec la moitié de la BNF à notre disposition.
— Ben voyons ! se moque-t-elle. On se retrouve dans quarante minutes, je vais prendre le métro. 
— Ça marche ! À toute !

Après un long trajet étouffant dans les transports parisiens, Lola descend enfin à la station Michel-Ange Molitor. D’un pas rapide, elle se dirige vers le hameau Boileau, où Victor possède une magnifique maison de style Art nouveau. Ce dernier, d’origine grecque, a réussi à échapper à la pauvreté de son enfance grâce à son travail acharné. Il a gravi tous les échelons et est maintenant à la tête de plusieurs sociétés dans les domaines de la mode et du luxe.

Lorsque Lola arrive devant la grande grille en fer forgé, aucune trace de son ami, seulement le gardien qui s’affaire à nettoyer le trottoir.
— Solal est encore en retard ? lui demande-t-il de sa voix bourrue. 
— Comme d’habitude, Bruno, répond-elle en levant les yeux au ciel.
L’homme esquisse un sourire moqueur avant de reprendre ses occupations. Jetant un rapide coup d’œil autour d’elle, Lola s’impatiente. Ne voyant toujours pas Solal arriver, elle fouille dans son sac à la recherche de ses cigarettes. Elle soulève son pull roulé en boule, et se saisit enfin de son paquet. Mais à peine l’a-t-elle sorti qu’une voix retentit de l’autre côté de la rue :
— Salut Bruno, ma petite chose n’a pas trop râlé en m’attendant ? 
Reconnaissant Solal, Lola plaque d’un geste vif son pull au fond de son sac, et fait semblant de chercher un briquet dans les poches de son jean.
— Pourquoi tu essayes de cacher le pull de ton père ? lui demande-t-il avec une pointe de reproche en arrivant à sa hauteur. 
Et merde, il l’a vu, constate-t-elle, contrariée. 
Sa tentative de diversion ayant échoué, Lola rouvre son sac pour prendre son briquet. 
— Pour rien, t’inquiète, essaye-t-elle de le rassurer en allumant une cigarette. 
— J’ai des raisons de m’inquiéter lorsque je te vois avec ce pull…, lui fait-il remarquer en croisant les bras. 
À la mort de ses parents, les cauchemars effrayants étaient devenus récurrents. Cette situation était devenue si préoccupante que sa tante Rosa, désignée comme tutrice, lui avait fait suivre une thérapie. Durant son adolescence, elle avait retrouvé, par hasard, un large pull en maille qui appartenait à son père. Lorsqu’elle se sentait triste ou déprimée, elle l’enfilait, été comme hiver, et passait sa journée à le triturer. À l’âge de quinze ans, les mauvais rêves avaient finalement cessé, et elle avait pu ranger la laine au fond de son armoire. Or, depuis presque deux ans, les cauchemars étaient revenus la hanter, l’obligeant à ressortir le vêtement de temps en temps.
— Sol, ça va faire dix-huit ans lundi, et j’avais juste envie de sentir la présence de mon père, ment-elle encore, en tentant maladroitement de remettre en place la manche qui dépasse.
— Je comprends. Tu préfères qu’on aille boire un verre ? Ça te changera les idées, lui propose-t-il alors. On n’est pas obligés de choisir les artistes pour ton mémoire dans la seconde. Ou sinon, on appelle Antoine ?
Depuis plus d’un an et demi, Lola entretient une relation avec Antoine. C’est la première fois qu’elle s’engage aussi sérieusement et se sent aussi épanouie avec quelqu’un. Le seul inconvénient est la distance, car Antoine réside à Londres. C’est d’ailleurs dans la capitale britannique qu’ils se sont rencontrés. Solal, qui avait décidé de prendre une année sabbatique pour travailler dans une galerie d’art londonienne, les avait présentés lors d’un week-end. Pendant un certain temps, ils avaient entretenu une amitié ambiguë avant que leur relation n’évolue.
— Pas maintenant, il est en réunion, répond-elle. Et on ira prendre un verre plus tard. Comme on part demain, il vaut mieux qu’on commence déjà les recherches. 
— OK ! Mais promets-moi d’arrêter de jouer avec cette manche, alors ! râle-t-il en sortant le vêtement du cabas. Regarde, tu l’as encore trouée. Si tu continues à malmener ce pauvre pull, plus aucun couturier du monde ne pourra le raccommoder. 

Écoutant Solal la mettre en garde sur le manque de soin qu’elle porte à ses vêtements, ils pénètrent dans la petite impasse privée, se dirigent vers la maison de Victor et montent directement au dernier étage… Le bureau-loft où prend place une imposante bibliothèque.
— J’ai écouté un extrait de la dernière interview de ton prof sur le trajet, et j’ai eu quelques idées, lance Solal en sortant plusieurs livres et en les déposant sur le parquet. Tu peux déjà jeter un coup d’œil à tous ces bouquins, tu trouveras peut-être des pistes. 
De son côté, Lola scrute minutieusement chaque étagère. Sur l’une d’entre elles, un ouvrage assez imposant sur l’art du xxe siècle attire son attention. Elle se hisse alors sur la pointe des pieds pour l’attraper, et tente de l’extirper. Mais le livre résiste.
— Au fait, faut que je te raconte ! s’exclame d’un coup Solal. Hier soir, après que tu nous aies lâchement abandonnés pour ta visio avec ton mec, tu as loupé un moment mémorable de la part d’Axel et Clément !
Ne parvenant pas à sortir le livre de l’étagère, Lola prend appui sur le bord de la bibliothèque et le tire un peu plus fort en disant : 
— Qu’est-ce qu’ils nous ont encore fait ces deux-là, après l’histoire de la Garo… Et merde ! s’écrie-t-elle. 
En entendant le fracas provoqué par son amie, Solal se retourne et part aussitôt dans un fou rire. Figée dans une position étrange, Lola a les deux mains plaquées contre l’étagère, essayant d’empêcher des livres de tomber. À ses pieds, plusieurs d’entre eux sont ouverts et jonchent le parquet. Sa jambe droite est levée, et un recueil sur le Parnasse y est posé en équilibre.
— Viens m’aider ! grogne-t-elle, toujours dressée sur la pointe du pied gauche. 
— Voilà à quoi sert l’échelle, petite chose ! lance-t-il, hilare, en remettant de l’ordre dans la bibliothèque.
Un des passe-temps favoris de Solal est de se moquer gentiment du mètre soixante-et-un de Lola. Lui et son père se rapprochent des deux mètres, et Rosa, mannequin durant sa jeunesse, a toujours été l’une des plus grandes de sa classe. En comparaison, Lola semble minuscule au milieu de ces trois géants.
Après avoir rangé les étagères, Lola se baisse et commence à ramasser les livres éparpillés sur le sol. 
— Si j’avais pu te filmer, ça aurait fait le buzz, continue-t-il de se moquer en attrapant un ouvrage sur les mondes lointains et imaginaires dans l’art. Tu es si maladroi…
Surprise par le silence soudain de Solal, Lola se tourne et découvre son ami à genoux, livide, fixant de ses yeux noirs un objet rectangulaire en cuir granuleux.
Je les avais oubliés…, songe-t-elle, reconnaissant le carnet de son père. 
Elle range alors le livre qu’elle tenait entre ses mains et ramasse l’une des photographies, légèrement jaunies, qui était tombée du carnet. 
— On était vraiment minuscules dans les bras de ton père ! sourit-elle en lui montrant une photo d’eux, encore bébés, blottis dans les bras d’un homme brun aux larges épaules vêtu du maillot de l’équipe de Grèce. C’était en quelle année ? « France-Grèce, Euro 2004 », lit-elle au verso. 
— Donne-la-moi ! Je vais la ranger avec les autres, dit-il en regroupant précipitamment les clichés éparpillés sur le parquet. 
— Hé, Sol, tout va bien, essaye-t-elle de le rassurer. Tu sais, ça fait longtemps maintenant. 
— Ouais, mais on va éviter de faire remonter les mauvais souvenirs. Déjà que tu as ressorti le pull.
Sans attendre, il attrape le vieux carnet pour y ranger les tirages, mais s’arrête net. Sur la première page, la photographie d’une magnifique brune, aux yeux verts scintillants, est scotchée à côté d’un texte manuscrit.
— Anna est tellement belle sur cette photo ! ne peut-il s’empêcher de commenter.
D’un geste rapide, Lola la détache de la feuille, prenant Solal par surprise. En voyant sa mère, postée devant une toile du peintre symboliste Gustave Moreau, son cœur se serre. Par réflexe, ses doigts saisissent sa médaille, représentant un arbre de vie entouré de la lune et du soleil. Sur l’image, ce même bijou pend au cou d’Anna, juste au-dessus de son ventre arrondi. 
— Allez, on la range et on va prendre un verre ! lui propose Solal en passant ses doigts dans ses cheveux bruns aux boucles bien définies. 
En le voyant exécuter ce geste, qu’il ne fait que lorsque quelque chose le préoccupe, Lola esquisse un sourire et répond : 
— Après ! Je veux juste lire le message que mon père a laissé. 
Alessandro, le père de Lola, avait pour habitude d’écrire des mots, des poèmes, ou toute autre idée qui lui traversait l’esprit, derrière chaque photo qu’il prenait. Sur celle-ci, il y avait inscrit : 

« Les Chimères inachevées de Moreau, le jeudi 22/06/2000.


“C’est vraiment dommage que l’artiste n’ait pas fini de peindre ses monstres drolatiques. On s’ennuierait presque devant cette œuvre…’’


Anna Chamlav, 32 ans, astrophysicienne talentueuse et future maman délurée. 

Mon futur bébé, je t’en conjure, deviens aussi anormal que ta mère ! Le monde s’ennuierait sans elle ! »


La gorge de Lola se noue, lui faisant prononcer les derniers mots dans un murmure. 
— Ça va aller ? lui demande doucement Solal en la prenant dans ses bras.
Lola acquiesce d’un mouvement de tête. 
— Je ne me souvenais plus du tout de cette photo…, dit-elle en inspirant profondément, tentant de surmonter ses émotions. Est-ce que tu peux me lire la page d’à côté ? 
— Tu es certaine de vouloir relire ça maintenant ? 
— Sol, c’était une belle période ces moments avec mes parents, lui fait-elle remarquer en se libérant de son étreinte. Et même si j’ai peu de souvenirs, je sais que j’adorais quand ils me montraient leurs albums photo. 
— Et eux, ils adoraient tes réactions, c’est sûr ! Sinon, ton père ne se serait pas embêté à les retranscrire dans son carnet.
— Tu vois que t’as pas de raison de t’inquiéter. Tu peux me lire le mot sans soucis. 
— OK, ma petite chose ! Alors, qu’est-ce que tu nous as raconté ? dit-il en levant le carnet devant son visage. 

« Les Chimères inachevées de Moreau, le mercredi 08/09/2004.


Joyeux anniversaire ma LDMV !

Lorsque je t’ai montré cette photo de ta mère, enceinte de toi, ta première réaction a été de faire les gros yeux. Puis tu as crié en montrant le tableau :

“Un caramère !” (Peut-être était-ce “caramaire” ou “caramel”.) Anna est immédiatement partie en fou rire et a bien sûr souhaité savoir ce qu’était un “caramère”. Voici ce que tu nous as décrit : 

“Il crache beaucoup, beaucoup de feu. Plus que chez Abella ! Mais pas du feu jaune ! Du feu d’eau, efubria (tu as encore inventé une nouvelle couleur). Il a une grande queue de dauphin, plein de cornes toutes bizarres avec beaucoup de poils et une grande bouche qui fait très peur. Mais il est très gentil !” 


Décidément, je crois que mes prières sont exaucées ! Tu es aussi anormale que ta mère ! »


À la fin de sa lecture, Solal tourne machinalement la page et tombe sur un dessin de la créature qu’Alessandro avait tenté de reproduire d’après la description de sa fille.
— Comment tu as pu voir ça dans Les Chimères de Moreau ? s’étonne-t-il en lui montrant le croquis. 
— Aucune idée ! Mais mon père aurait galéré s’il avait dû représenter tous les monstres qu’on inventait pour nos histoires quand on était petits, dit-elle avec un sourire en coin. 
— Me reparle pas de ça ! Tu n’arrêtais pas de tricher pour gagner nos combats imaginaires. Je me faisais clairement avoir. Et tu inventais tout le temps de nouveaux mots pour m’embrouiller, se remémore-t-il en tournant de nouveau la page. Tiens ! Qu’est-ce que je disais ! Regarde, là, tes foutus mots, avec les définitions qu’Alessandro notait…
— Attends, je les disais déjà avant leur mort ?! s’exclame-t-elle en attrapant le bord du carnet. 
— Oui ! Et c’est les mêmes, en plus. « Agoïatre : planète accueillant des êtres vivants. Éluni : astre tournant autour d’une agoïatre et brillant la nuit, comme la Lune. Atsol : astre illuminant une agoïatre, comme le Soleil. » Tu as juste ajouté « at » devant le sol espagnol, la charrie gentiment Solal.
— J’étais une enfant, je parlais avec mes mots, lui rappelle-t-elle. Mais je me demande pourquoi papa notait mes définitions ? 
— Peut-être pour ta mère ? Elle aurait pu faire des recherches dessus, comme elle était astrophysicienne. Elle pensait peut-être qu’il y avait un sens à…
Solal n’a pas le temps de finir sa phrase. Dans leur dos, une voix froide et sévère l’interrompt brusquement : 
— Je peux savoir ce que vous faites ?

 
 
 

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