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Chapitre II



Surpris, les deux amis font volte-face. Debout, dans l’encadrement de la porte, se tient un homme de grande taille, les bras croisés sur son imposante poitrine. Il est la parfaite copie de Solal, la barbe stricte en plus. 
Oh non, qu’est-ce qu’il fout là ? se demande Lola en se raidissant.
— Tu es déjà là ? s’étonne Solal. Nous cherchons des idées pour le mémoire de Lola. 
— Un de mes rendez-vous a été annulé et je suis venu récupérer des dossiers, indique Victor en se dirigeant vers son bureau. Qu’est-ce que vous faites avec les carnets d’Alessandro ? 
— Ils sont tombés, et on les a simplement feuilletés, explique Solal. 
— Remettez-les à leur place ! ordonne Victor d’une voix amère. Et, Lola, sache qu’Alessandro listait les mots que tu inventais et leur sens pour s’en souvenir. Sinon, tes parents ne comprenaient rien à ton charabia.
Merde, il nous a entendus…
— Je dîne avec Rosa ce soir, continue Victor en attrapant un épais dossier. Dois-je lui dire de faire attention à toi ?
— Pourquoi ? demande-t-elle, légèrement sur la défensive, en rangeant les derniers livres traînant encore sur le parquet. 
— Parce que tu as très mauvaise mine et que tes cernes sont marqués. Nous savons tous que cela ne présage jamais rien de bon. 
— J’ai mal dormi, c’est tout, se justifie-t-elle d’un ton un peu trop tranchant.
L’homme d’affaires cesse de feuilleter son dossier et lui lance un regard soupçonneux. Il sait pertinemment que Lola est capable de mentir pour dissimuler son mal-être, et se méfie de chaque parole qu’elle prononce. 
— S’il te plaît, Victor, dit-elle alors avec exaspération, je n’ai vraiment pas envie de me prendre la tête avec toi aujourd’hui. Tu viens, Sol, on va boire un verre et laisser ton père tranquille, ajoute-t-elle en direction de son ami. Mais avant, tu peux me passer les carnets ? Je vais les embarquer à l’appart. 
En l’entendant, Victor relève brusquement la tête et lui demande sèchement : 
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je récupère les carnets de mon père pour les feuilleter chez moi, répond-elle comme si c’était une évidence.
À ces mots, les traits de Victor se durcissent.
— Non ! Tu les laisses ici ! ordonne-t-il d’un ton incisif. Ils ne quitteront pas cette maison.
— Victor, tu ne peux pas m’empêcher de les récupérer, indique Lola, essayant tant bien que mal de rester calme. 
— Si Rosa me les a confiés, c’est pour que tes délires ne recommencent pas, grince-t-il, ses yeux aussi noirs que du charbon s’assombrissant. D’ailleurs, elle aurait dû les jeter après ce qu’il s’est passé.
— Ils m’appartiennent, Victor ! s’insurge Lola en prenant les carnets des mains de Solal. Alors, lâche-moi !
D’un geste vif, elle saisit son sac et y enfonce les carnets. 
Oh non… Le pull…, se fige-t-elle. 
— Tu ne pourras donc jamais t’empêcher d’être cette gamine égoïste ! fulmine Victor en apercevant le vêtement crème. Quel délire as-tu encore inventé pour ressortir le pull de ton père ? 
Lola ouvre la bouche pour lui répondre, mais se ravise au dernier moment. Si elle s’emporte, la discussion prendra une tournure plus que désagréable. Et le résultat sera le même qu’à chaque dispute. Victor parlera à Rosa, qui s’inquiètera, ce que Lola souhaite éviter à tout prix. Elle décide alors d’utiliser la seule parade qui fonctionne : rester silencieuse.
— Papa, ça fera dix-huit ans lundi, intervient Solal pour venir en aide à son amie. Tu peux au moins la laisser respirer jusque-là…
À ces mots, les épaules de Victor se contractent aussitôt et comme seule réponse, il émet un grognement rauque. 
— Regarde plutôt la photo qu’Alessandro avait prise d’Anna lorsqu’elle était enceinte, dit son fils en lui tendant le papier glacé. 
Victor s’en saisit, lui arrachant presque des mains. Instantanément, ses yeux sombres se radoucissent, et un air nostalgique s’affiche sur son visage sévère. Il caresse la photographie du bout des doigts. 
— Anna était rayonnante à cette époque, se rappelle-t-il avec mélancolie. La grossesse illuminait son visage.
Il lève la tête vers Lola, une lueur de tristesse dans le regard.
— Dix-huit ans que cet ouragan de malheur a frappé les Bahamas… Ça passe tellement vite. Je revois encore ton père te préparer un biberon à la va-vite, pour ne pas rater le coup d’envoi des quarts de finale contre la Grèce, et y mettre de la farine à la place du lait en poudre, raconte-t-il. Ta mère ne l’avait pas loupé, ce jour-là. Voir Anna lui crier dessus en espagnol était hilarant. 
L’agacement de Lola s’envole dès qu’elle entend Victor évoquer ses parents. Après le décès d’Alessandro qu’il considérait comme un frère, Victor a choisi de soutenir Rosa et de veiller sur Lola. Par pudeur ou à cause du chagrin, il parle rarement d’Alessandro et d’Anna. Le peu de fois où il le fait, sa carapace d’homme sûr de lui se fend, révélant une vulnérabilité touchante.
— Vendredi, vous partez chez Abella ? demande-t-il, reprenant son allure fière et stricte. Ou chez Nonna et Nopinno ?
Depuis quelques années, Lola avait instauré une tradition. Afin de lier la date anniversaire du décès de ses parents à des souvenirs positifs, elle partait rendre visite à sa grand-mère maternelle en Espagne ou à ses grands-parents à Rome.
— On part demain chez Abella pour la Mercè de Barcelone. Et Antoine nous rejoint vendredi soir, ajoute-t-elle.
Quand elle prononce le nom d’Antoine, un sourire satisfait se dessine sur les lèvres de Victor. Il apprécie particulièrement le copain de Lola, bien plus sain que ses précédentes relations. Cet avocat, spécialisé en droit commercial, a grandi dans un foyer où l’argent manquait, tout comme lui. Il voit en Antoine un modèle positif pour Lola, espérant que cette relation saine et équilibrée l’aidera enfin à s’ancrer dans la réalité.
— Mais ce sont les carnets de maman ! s’exclame d’un coup Lola, sortant brusquement Victor de ses pensées. Tu peux m’en passer un comme tu es sur l’échelle ? demande-t-elle à son ami. 
— Non, pas ceux d’Anna ! hurle-t-il en voyant son fils tendre la main vers la dernière étagère.
Pris par surprise, Solal sursaute et vacille. Il se rattrape, au dernier moment, aux barreaux de l’échelle. 
— Mais qu’est-ce qui te prend ? crie-t-il, les doigts crispés sur le bois. Tu as failli me faire tomber !
— Les carnets d’Anna restent à leur place ! 
Lola le dévisage, déconcertée par sa réaction démesurée. 
— Mais pourquoi ? veut-elle savoir en serrant les dents. J’ai envie de savoir si certaines de ses théories ont trouvé une réponse. 
— Je ne veux pas que tu lises ces carnets ! articule-t-il d’une voix caverneuse. Arrête de toujours vouloir remuer le passé. Tu nous en as suffisamment fait baver. 
— Victor, je…
— Lola, tu m’emmerdes aujourd’hui ! Entre le pull et les carnets de ton père, j’ai de quoi parler à Rosa. Alors, n’aggrave pas ton cas. 
Lola a envie d’exploser. 
Enfoiré ! s’insurge-t-elle en pensée. 
— Papa, pourquoi elle ne peut pas feuilleter les carnets d’Anna ? demande Solal, confus. Ce sont juste des recherches.
Un long silence s’installe alors. Victor est sur le point d’exploser, et les boutons de sa chemise menacent de céder tant son buste est bombé.
— Victor, ce ne sont que des notes, tente de le raisonner Lola. Si tu n’as pas envie de me voir les lire ici, je les emporte à l’appart pour les feuilleter tranquillement. 
— Lola, si tu continues à me prendre la tête avec ça, ils termineront à la poubelle ! Rosa m’a demandé de les conserver, et c’est l’unique raison pour laquelle ils sont encore là. 
— J’appelle Rosa, alors. Elle te dira de me les rendre, certifie Lola en attrapant son portable. 
Avant même que Victor ne puisse intervenir, elle a déjà le téléphone contre l’oreille.
— Micetta, je vais entrer en réunion avec un client. Que se passe-t-il ? demande sa tante en décrochant. 
Mais Lola n’a pas le temps de dire un mot que Victor lui arrache le téléphone des mains et répond à sa place :
— Rosa, ta nièce veut récupérer les carnets d’Alessandro et d’Anna… Oui, nous sommes d’accord… Oui, oui, je sais… Attends, je m’isole.
Victor sort de la pièce, laissant les deux amis dans la plus grande confusion. 
— Mais qu’est-ce qui lui prend ? se demande Lola. 
— Aucune idée. Je vais jeter un coup d’œil aux carnets, dit Solal en attrapant le premier qui lui tombe sous la main. Alors, là, elle parle de Brahmā et de l’inflation cosmique. Il n’y a que des équations et des notes sur sa théorie, observe-t-il en survolant la page des yeux. 
Il tourne la page et fronce les sourcils.
— Là, elle parle du Tao et du vide médian, puis… du Yin et Yang et la complémentarité matière-lumière, lit-il. Je ne comprends rien, c’est que des chiffres et des hypothèses. Pourquoi papa ne…
— Repose-le, il revient ! le presse-t-elle en entendant les pas de Victor se rapprocher. 
Solal a à peine le temps de ranger le carnet que son père entre dans le bureau, le visage plus sombre encore qu’auparavant. 
— Ta tante veut te parler, lâche-t-il avec froideur en tendant le téléphone à Lola. 
Cette dernière s’en saisit, ne pouvant s’empêcher de lui lancer un regard noir. 
— Micetta, tu peux récupérer les carnets de ton père, lui dit Rosa. Ses dessins et les photos sont des souvenirs. Mais ceux de ta mère restent chez Victor. Il a peur que te replonger dans les vieilles théories d’Anna ne te perturbe. Rassure-toi, ajoute-t-elle avant que sa nièce ne puisse dire quoi que ce soit, tu les récupèreras, mais pas maintenant !
Un flot d’incompréhension submerge alors Lola qui se demande, intriguée :
Mais pourquoi ?

 
 
 

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