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Chapitre IV

Dernière mise à jour : 27 oct.



Un frisson qui n’a rien à voir avec le froid parcourt l’échine de Lilu. Des images, des sons, des sensations remontent brutalement à la surface. Et un flash surgit : des militaires encerclés par le liquide de Porachné, leurs cris étouffés, leurs corps se décomposant en un instant. Une boule oppressante naît au creux de son buste, s’étendant comme une brûlure.

— Terre est sauvée, Lilu, précise Casiteg avec douceur. Ce n’est qu’une vision de ce qui aurait pu se produire. Une réalité que tu as évitée… et pourtant, que tu dois comprendre pour accepter ta véritable nature afin de rétablir l’équité.

— Si j’accepte…, dit-elle, la voix chevrotante. Si j’accepte de voir cette autre réalité, que va-t-il se passer ?

— Tu seras projetée dans une vision, un peu comme si tu regardais un film avec un masque de réalité virtuelle, mais ce sera bien plus que cela. Tu redeviendras Lola, celle qui a renié sa véritable nature, celle qui a refusé d’accepter ce qu’elle est. Tu vivras cette réalité à travers elle. Tu verras tout, tu sentiras tout… Cependant, tu ne pourras pas intervenir dans cette vision, dit-il en articulant chaque mot avec soin. Tu assisteras, impuissante, à l’effondrement d’un monde, sans réaliser que tout cela n’est qu’une illusion.

Il tend sa main vers elle, sa peau d’un blanc pur contrastant avec l’obscurité environnante. Lilu hésite, les yeux fixés sur ses doigts ouverts. Puis, lentement, elle glisse sa main dans la sienne. Une chaleur inattendue remonte le long de son bras. Autour d’eux, le brouillard se met en mouvement, tourbillonnant en spirales lentes, teintées d’or et de pourpre. Casiteg lève l’autre main et la pose doucement sur ses paupières, comme s’il abaissait un voile sur ses yeux.

— Il est temps.

Une vibration la traverse, comme si quelque chose en elle venait de se réveiller. Une lumière douce, mais pénétrante, envahit son esprit, éclairant les recoins les plus sombres de sa conscience. Le noir dense stagne sous ses paupières quand, soudain, une vision jaillit…


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Tout en triturant le bord de son verre, Lola écoutait d’une oreille distraite les conversations autour d’elle, l’esprit ailleurs.

— Vous avez vu le dernier film de Scorsese ? demanda Sarah.

— Non, mais je pense y aller demain, répondit Léa.

— Je viendrai avec toi après le tarot chez Nico, enchaîna Nour. Solal sera avec moi. Lola, tu viens ?

Lola esquissa un sourire. Ce soir, elle n’avait qu’une envie : se glisser sous ses draps pour chasser cette drôle de boule qui lui creusait le ventre depuis le début de la journée. Pourtant, en ce début de soirée du 23 avril, tout semblait parfaitement normal. La douceur du crépuscule parisien enveloppait la place de l’École‑Militaire, et les rires légers des terrasses résonnaient dans l’air printanier.


Soudain, tout bascula. Une bourrasque violente balaya la place. Les conversations cessèrent net. Les piétons furent projetés au sol, les terrasses balayées comme des brindilles. Les voitures se renversèrent, ballottées comme de simples jouets. Lola sentit un choc brutal la soulever. Elle retomba sur un amas d’objets, le souffle coupé, cernée d’éclats de verre scintillants. Des cris éclatèrent. Des appels à l’aide se perdirent dans le tumulte. Le cœur tambourinant, Lola se redressa avec peine, chaque mouvement ravivant la douleur de ses côtes meurtries. Dans la poussière qui tourbillonnait autour d’elle, une silhouette colossale émergea. La créature, soutenue par des ventouses gluantes et des lamelles ondulantes, projetait une ombre titanesque. Ses sphères translucides, hérissées de filaments visqueux, palpitaient d’un éclat inquiétant. Des épines acérées luisaient parmi ­d’innombrables cloques prêtes à éclater. Lola sentit son sang se figer. À quelques mètres, Nour gisait au sol. Sans réfléchir, Lola se précipita pour aider son amie.

— Dépêche, il faut qu’on se casse ! hurla-t-elle en la tirant par le bras.

— Je ne peux pas… je suis coincée !

Les jambes de Nour étaient engluées dans une matière sombre. Autour d’elles, la même matière enserrait d’autres personnes, les immobilisant totalement. Lola balaya la terrasse du regard, cherchant désespérément du secours, mais tout le monde était pris au piège. Un bruit atroce retentit alors, comme un tissu vivant qui serait arraché. Les cloques qui boursouflaient le haut de la créature éclatèrent les unes après les autres, libérant des épines dégoulinantes. Lola plaqua une main tremblante sur sa bouche, son estomac se retournant devant cette vision insoutenable. Puis, une voix déformée résonna, semblant venir de partout et de nulle part à la fois :

« Destruction des humains ! »

« Destruction de Terre ! »

Avant qu’elle puisse comprendre, elles apparurent. Dans la pénombre d’une ouverture, d’immenses mâchoires hérissées de crochets sanguinolents surgirent, suivies de têtes ovales dépourvues d’yeux. Leurs huit pattes, terminées par des harpes ensanglantées, bondirent sur la place. En un instant, les premières victimes furent happées sans un cri. Les mâchoires claquèrent, broyant, déchirant, arrachant. Les hurlements montèrent comme une vague, mais ils furent vite étouffés par les bruits de chairs lacérées. Lola regardait cette vision d’horreur avec le terrifiant pressentiment que sa fin était proche. Le liquide visqueux continuait de s’étendre, engloutissant peu à peu Nour, dont les hurlements déchiraient l’air. Lola tira violemment sur son bras, mais son amie restait prisonnière. Même si le liquide menaçait de l’emporter elle aussi, elle refusait de lâcher. Une main ferme l’agrippa par le bras.

— Ça suffit ! Votre amie est morte !

Avant qu’elle ait eu le temps d’en prendre réellement conscience, elle fut tirée brutalement à travers les débris. Devant elle, un militaire en uniforme ouvrit la voie, la forçant à courir malgré ses jambes tremblantes. Une jeep attendait à quelques mètres. Elle fut poussée à l’intérieur, où d’autres rescapés, tout aussi terrifiés, étaient déjà entassés. Le véhicule démarra en trombe. Elle colla son front à la vitre arrière, incapable de détacher ses yeux du carnage. La vision d’une femme projetée dans les airs la fit se recroqueviller au fond de son siège, le regard perdu dans le vide. L’ombre d’un hélicoptère en chute libre assombrit les vitres et, au même moment, la voiture pila brutalement. La violence de l’arrêt la projeta contre le soldat qui cria :

— Putain, mais pourquoi tu t’arrêtes ?

Devant eux, une masse noire bloquait la route, ses harpes ensanglantées battant le sol dans un rythme discordant, faisant vibrer les portières de la jeep. Le conducteur resserra sa prise sur le volant, ses jointures blanchissant sous la pression, tandis que le soldat à côté de Lola attrapait nerveusement son arme.

— Recule ! ordonna le soldat au conducteur.

Mais avant que le véhicule ait pu amorcer une marche arrière, la créature bondit, sa masse colossale s’écrasant sur le capot dans un choc assourdissant. La jeep vacilla, tandis que Lola hurlait, plaquée contre la paroi métallique.

— Sortez ! Maintenant ! rugit le soldat, en déverrouillant la portière du coffre d’un geste fébrile.

Avant que Lola ait pu bouger, le conducteur fut arraché de son siège, ses hurlements s’interrompant brutalement alors que les crochets de la créature se refermaient sur lui. Un homme, pris de panique, tenta de fuir, mais fut aussitôt happé par une autre créature. Pendant ce temps, le reste des passagers s’extirpaient comme ils le pouvaient de la jeep. Le soldat agrippa Lola et la tira hors du véhicule.

— Cours ! Ne t’arrête pas ! hurla-t-il, la forçant à avancer.

Autour d’eux, la ville sombrait dans un chaos indescriptible. Des immeubles s’effondraient, les carcasses de voitures volaient comme de simples jouets. Lola, haletante, se retourna un instant, juste assez pour apercevoir un autre groupe de créatures dévalant l’avenue de Breteuil. Leurs harpes tranchantes lacéraient les arbres, les troncs fauchés tombant comme des allumettes.

Si seulement je pouvais les arrêter, s’entendit-elle penser en désespoir de cause.

Un tir de roquettes zébra le ciel, fendant l’air dans un sifflement strident avant d’exploser en une lumière aveuglante. L’une des créatures fut projetée au sol, son corps titanesque s’écrasant dans un vacarme assourdissant. Mais la victoire fut de courte durée. À peine la fumée avait-elle commencé à se dissiper qu’une autre surgie. Elle bondit, s’abattant sur un char d’assaut. En un seul coup, elle éventra le blindé comme s’il n’était fait que de papier. Les soldats tentèrent de fuir, mais déjà le liquide visqueux de la créature aux tentacules les emprisonnait. Il les happa un à un, leurs mouvements se firent convulsifs, puis s’éteignirent.

— Ils sont trop nombreux ! vociféra le soldat, le visage blême.

Lola sentit ses jambes céder sous elle. Elle tomba à genoux, ses mains s’agrippant désespérément au sol poussiéreux. C’est alors que les visages de ceux qu’elle aimait se mirent à apparaître dans son esprit.

Rosa, Solal, Victor…

Autour d’elle, le chaos ne faiblissait pas. Les hurlements se mêlaient au grondement des explosions et au fracas incessant des bâtiments s’effondrant. Les créatures avançaient comme une marée inarrêtable, leur fureur destructrice ne laissant derrière eux qu’un désert de cendres et de ruines.

— On ne peut pas rester ici ! cria le soldat, la saisissant pour la relever. Ils ne s’arrêteront pas !

À cet instant, une ombre colossale s’écrasa tout près. La masse du monstre pulvérisa les gravats dans une déflagration de débris. Le soldat tira une rafale sur la créature, mais les balles ricochèrent sur son exosquelette sans même l’égratigner.

— Cours ! hurla‑t‑il. Ne regarde pas derrière toi !

Elle obéit, ses jambes flageolantes peinant à avancer. Elle zigzagua à travers les décombres, son souffle court. Derrière, le soldat continuait de tirer, tentant d’attirer l’attention de la créature.

Casi, Sta, pourquoi vous n’êtes pas là ? gémit‑elle. J’ai besoin de vous ! Si ces choses existent, c’est que vous aussi, vous êtes réels ! Venez nous sauver. Sauvez ma famille, je vous en prie…

Un débris sous son pied l’envoya rouler au sol, heurtant durement le béton froid. Un cri lui fit relever la tête. Le temps sembla ralentir. Le sang chaud qui coulait sur sa tempe brouillait sa vue,

mais pas assez pour lui cacher l’horreur. Le corps du soldat disparut sous les crochets acérés de la créature, sa voix s’éteignant dans un silence glacial.

Casi, Sta, je vous en prie, venez… Il faut arrêter ce massacre…

Lola, à bout de forces, se redressa à genoux, les larmes traçant des sillons sur son visage couvert de poussière. Autour d’elle, Paris n’était plus qu’un champ de ruines. Les créatures avançaient,

implacables, leurs masses noires dévorant la ville comme une marée d’ombre.

C’est ma faute, pensa‑t‑elle. Si j’y avais cru… peut-être que tout aurait été différent.

Elle tenta de se relever, ses jambes fléchirent. Son corps ne suivait plus. Une ombre colossale fondit sur elle, la recouvrant entièrement.

C’est fini, comprit‑elle, résignée.

Dans cet instant suspendu, une pensée jaillit :

Rosa… Solal… je suis désolée. J’aurais dû comprendre avant…

Et dans un dernier fracas, la nuit s’abattit sur elle.


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La vision se déchire net. Le froid du brouillard revient. Lilu arrache sa main de celle de Casiteg, comme si le contact l’avait brûlée. L’horreur de ce qu’elle vient de voir s’accroche encore à son esprit. Elle porte une main tremblante à sa poitrine, appuyant fermement sur son drapé.

— C’est ce genre de massacre que le déséquilibre provoque, dit alors Casiteg avec gravité. À cause de cela, aucun être vivant n’est épargné. Et les arakhynos et Porachné ne se limitaient pas à la destruction des humains… 

L’ampleur de ce qu’elle vient de voir la ronge de l’intérieur, comme si quelque chose lui creusait l’estomac à la petite cuillère.

— Les animaux, les végétaux, les pierres des bâtiments, les composants des voitures, les chaises, les lampadaires. Tout ce qui portait une once de vie sur Terre était réduit en lambeaux par leurs mâchoires ou dissous par le davioc destructeur de Porachné. Si tu n’avais pas accepté d’être la Création, si tu n’avais pas agi, Terre ne serait aujourd’hui qu’un résidu de matière inerte. Plus aucune forme de vie n’existerait.

Une colère sourde monte, alimentée par les cris, les corps, les visions de mort qui défilent dans son esprit, sans relâche.

— Vous les auriez tous laissés mourir…, s’étouffe-t-elle. Vous auriez pu faire quelque chose pour les sauver ! Vous auriez pu intervenir et venir au secours de tous ces êtres détruits. Mais au lieu de ça, vous auriez laissé ce massacre arriver sans réagir.

Un silence brutal s’abat.

— Nous avons fait quelque chose ! tranche une voix abrasive.

Lui…

Ses yeux s’agitent frénétiquement, cherchant dans la brume le moindre mouvement, mais tout semble figé.

— Cette vision ne s’est pas produite ! continue la voix implacable, ricochant comme une lame dans le brouillard. Rappelle-toi ! Nous avons détruit les néombres ! Matles ! Phylaton ! Samoletya ! Taos ! Casiteg ! Moi ! Nous étions tous là !

Sur sa gauche, une ombre immense se dessine, émergeant lentement de la brume. Une silhouette sombre et titanesque prend forme, son visage d’une noirceur abyssale absorbant la moindre lumière. Lilu reste pétrifiée, incapable de détourner les yeux des deux orbes blancs qui brillent avec une intensité glaçante.

— Sta, souffle-t-elle d’une voix à peine audible.

Prononcer ce nom ravive les souvenirs qui affluent dans son esprit. Pour Lola, Sta était son ami imaginaire le plus froid et implacable. Cette figure presque effrayante lui rappelait Victor, mais en bien plus tranchant. Étrangement, elle l’invoquait quand elle devait se ressaisir, lorsque son esprit vacillait et que la douceur de Casi ne suffisait plus à apaiser ses tourments. La silhouette massive avance d’un pas, sa voix tranchante et glaciale brisant le silence :

— Mon appellation complète est Vestagu ! tonne-t-il. Si tu utilisais la Connaissance ! Si tu acceptais enfin toute cette situation ! Tu l’aurais su ! Nous gagnerions un temps précieux ! Des vies seraient sauvées !

Contrairement à Casiteg, dont la voix évoque la caresse du vent mêlée au doux bruit de l’eau, celle de Vestagu est inflexible et abrasive, comparable au cliquetis du métal contre une lame brûlante.

— Des vies seraient sauvées, répète-t-elle sans réellement comprendre.

— Souviens-toi pourquoi tu es là ! Souviens-toi les discussions avec Lhu ! Souviens-toi pourquoi tu as quitté Terre !

Elle déglutit, des bribes de phrases lui reviennent en désordre dans son esprit.

— Quel est ton second rôle ? ! grogne alors Vestagu sans ménagement.

À ces mots, une voix familière surgit, celle de Lola lisant :

« Fonction après le déséquilibre : Détruire les créations de la Destruction. » Voyant la compréhension s’illuminer dans ses yeux, Vestagu s’avance, sa silhouette imposante dominant l’espace.

— Nous avons échoué ! Durant ton absence ! Nous n’avons pas pu rétablir l’équité ! Les néombres et les sangs d’ombre ! Nous en avons détruit autant que possible ! Mais c’est toujours insuffisant ! Maintenant que tu es de retour ! Arrête les massacres !

Les images de Paris réduite à un champ de ruines l’assaillent à nouveau. Les cris de supplication, le fracas des immeubles s’effondrant, les corps déchirés… Tout résonne en elle comme un écho assourdissant. Acculée, elle se tourne vers Casiteg, cherchant des réponses dans son regard.

— Et comment je fais ça ? souffle-t-elle. Lhu ne m’a donné aucune réponse. Il m’a même dit que la Connaissance ne savait pas… Alors, je fais quoi ? Dis-le-moi, Casi, toi qui avais toujours les solutions quand j’étais Lola.

Une lueur de satisfaction traverse le regard de Casiteg. Sans lui répondre, il se tourne lentement vers Vestagu.

— Il semblerait que je me sois trompé, ton intervention a été bénéfique. Il est temps que tu ailles chercher mon présent auprès de lui, il doit l’avoir terminé.

— Très bien ! Mais pendant ce temps ! Fais ce que nous avons dit ! Et commence par lui !

— Par qui pensais-tu que j’allais commencer ? C’est évidemment lui que j’utiliserai en premier.

Vestagu acquiesce d’un hochement de tête rigide, puis, sans rien ajouter, il s’évapore dans une explosion de fumée dense. Casiteg avance d’un pas léger vers Lilu, son regard rassurant ne

la lâche pas, comme s’il cherchait à s’infiltrer plus profond en elle.

— Il sera nécessaire de plonger dans une expérience bien différente de celle que je t’ai fait vivre avec ma force de Déformation d’une Réalité Passée.

Il marque une pause, laissant ses paroles flotter dans l’air.

— Es-tu prête à plonger dans la Connaissance et à visiter un passé qui a existé ?

Comme seule réponse, Lilu cligne des yeux, s’attendant à tout et rien à la fois. Casiteg ajoute alors d’un ton mystérieux :

— Que dirais-tu de te retrouver dans l’atelier de Gustave Moreau, là où tout a commencé ?


 
 
 

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