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Chapitre IV



Le lendemain, arrivée au 68, avenue Bosquet, dans le viie arrondissement de Paris, Lola sonne au nom Aupuduy. 
— Cinquième étage, porte à gauche de l’ascenseur, dit une voix grésillant à travers l’interphone. 
Au moment où Lola pose le pied sur le palier, elle se rend compte que deux portes fermées se font face.
Il a dit quelle porte, déjà ? se demande-t-elle, perdue, regardant tour à tour de chaque côté de l’ascenseur. Cerveau de Dory pourri…
À peine a-t-elle pensé ces mots qu’un homme d’âge mûr ouvre la porte située à sa gauche. Son allure d’une élégance rare l’impressionne, mais son regard dur et froid, accentué par son visage osseux, la trouble. Perturbée par l’attitude dénuée d’expression de son hôte, Lola lui tend, un peu gauchement, une bouteille de vin qu’elle a achetée chez un caviste afin de le remercier. 
— Bonjour Lola ! Je suis Guillaume. Entrez donc ! la presse-t-il chaleureusement. Merci beaucoup pour cette délicate attention.  
Sa voix mielleuse et affectueuse la surprend. La silhouette de l’homme est si stricte qu’elle s’attendait à un timbre de voix bien plus grave et cassante.
— Bonjour, monsieur ! Merci à vous de me recevoir et de m’accorder un peu de votre temps, dit-elle en s’introduisant timidement dans le couloir de l’entrée, orné de deux imposantes toiles abstraites.
Lola les balaye rapidement du regard quand, soudain, elle réalise : 
Je les ai déjà vues, ces toiles… Mais où ? Ah, mais oui ! Dans l’article que j’avais lu sur les plus grands chefs d’œuvres d’art du xxe siècle dans les collections privées…
À cette pensée, elle se fige sur place.
Ce Guillaume doit être important pour posséder des œuvres comme ça, siffle-t-elle en pensée, impressionnée.
— Ne perdons pas de temps. Venez vous installer dans le salon, lui dit Guillaume.
En pénétrant dans la pièce, Lola s’arrête net, complètement ébahie. De nombreux tableaux ornent les imposants murs couleur crème. Tous les meubles vintage ont été conçus par de grands designers, et des sculptures anciennes décorent la cheminée en marbre ainsi que le buffet imposant. Elle parcourt la pièce du regard et ses yeux se posent sur une immense bibliothèque encastrée sur toute la longueur du salon. Parmi les objets d’art et la multitude de livres qui y prennent place, un ouvrage se distingue, attirant immédiatement son attention.
The Goldschmidts d’Anthony Allfrey ! lit-elle en plissant les yeux. Maintenant, c’est sûr, c’est de cette œuvre qu’on va parler.  
Guillaume s’installe dans un fauteuil et invite Lola à prendre place sur l’iconique canapé LC3 de Le Corbusier, habillé d’un cuir noir lisse. Sur la table basse, trois photocopies sont disposées à côté d’un large plateau d’argent, sur lequel sont posés deux verres d’eau ainsi qu’une carafe en cristal. 
— Pour vous remettre dans le contexte, ma famille a beaucoup investi dans les œuvres des artistes symbolistes à la fin du xixe siècle, commence Guillaume avec sérieux. Nous avons une importante collection, et nous faisons des dons régulièrement.
— Seriez-vous par hasard lié à la famille Goldschmidt ? l’interrompt-elle.
À cette question, un léger sourire se dessine sur les lèvres extrêmement fines du vieil homme, accentuant les rides au coin de ses yeux. 
— C’est une branche de la famille, en effet, déclare-t-il avec une pointe de fierté. C’est aussi pour cela que nous avons certains privilèges. Que vous a dit Jean à ce sujet ? 
— Juste qu’une découverte avait été faite à propos d’une toile de Moreau, sans me préciser laquelle. Mais j’ai fait quelques recherches de mon côté, et je pense l’avoir identifiée. 
— Voyons voir, s’intéresse Guillaume, les yeux brillants. Dites-moi tout. 
— J’ai lu une série d’articles expliquant que l’œuvre Jupiter et Sémélé avait subi la maladresse d’un touriste en juillet dernier, et qu’elle avait donc dû passer entre les mains d’un restaurateur. C’est la seule toile qui ait été enlevée au cours des derniers mois. En poussant plus loin, j’ai appris que cette peinture était une commande, puis un don de Léopold Goldschmidt, avec lequel vous venez de me confirmer avoir un lien de parenté. En tant que membre de sa famille, il est logique que vous ayez certains avantages. Surtout lorsqu’on sait que Léopold était l’un des plus importants mécènes de Moreau. 
— Je suis impressionné, avoue Guillaume. C’est en effet Jupiter et Sémélé qui a été examinée récemment, et sa radiographie aux rayons X a révélé une chose incroyable… Un texte écrit par l’artiste sur la première couche de la toile ! 
— Un texte ? s’étonne Lola, à la fois intriguée par ces révélations et ravie d’avoir trouvé la peinture. 
D’un geste lent, il saisit les trois photocopies entre ses doigts.
— J’ai missionné quelques chercheurs, comme votre professeur, pour en découvrir l’origine, explique-t-il. Mais jusqu’à présent, nous n’avons rien trouvé. Nous ignorons si ce texte est tiré d’un livre ou si c’est Moreau lui-même qui l’a imaginé. Mais, personnellement, je suis certain qu’il ne l’a pas inventé ! 
— Il n’a laissé aucune information pouvant nous orienter sur une civilisation ou une période historique en particulier ? demande-t-elle, sentant l’excitation montée. 
— Aucune. Comme vous le savez sûrement, Moreau rassemble une multitude de civilisations, d’histoires, de monuments, de paysages et de mythes dans ses toiles. Mais aucune ne semble évoquer ce qui est écrit dans ce texte. 
Lola fixe les feuilles, impatiente d’en découvrir le contenu. 
— Avant de vous présenter le mystérieux texte, je me suis permis de vous imprimer la description de l’œuvre retrouvée dans les carnets de Moreau. Tenez, lisez-le. 
Lola se saisit de la feuille que l’homme lui tend, où est imprimé un texte manuscrit, d’une écriture penchée et fine. Dès les premiers mots, Lola le reconnaît. Ayant fait des recherches sur la toile avant le rendez-vous, elle l’a déjà étudié dans l’après-midi. Mais elle le relit tout de même, afin d’être certaine de ne rien laisser de côté.

« Au centre d’architectures aériennes, colossales, sans base ni faîtes, couvertes de végétations animées et frémissantes, flore sacrée se découpant sur les sombres azurs des voûtes étoilées, le Dieu, tant de fois évoqué, se manifeste dans sa splendeur encore voilée : Sémélé pénétrée des effluves divins, régénérée, purifiée par le sacre, meurt foudroyée et avec le génie de l’amour terrestre, le génie au pied de bouc. 

[…]

Au pied du trône, la Mort et la Douleur formant la base tragique de la vie et non loin d’elles, sous l’égide de l’aigle de Jupiter, le grand Pan, symbole de la Terre, courbe son front attristé dans un regret d’esclavage et d’exil, tandis qu’à ses pieds s’entasse la sombre phalange des monstres de l’Érèbe et de la Nuit… »


Lola a la même impression que celle éprouvée lorsqu’elle a lu cet extrait la première fois. De manière étrange, elle a le sentiment que quelque chose d’important lui échappe. Pourtant, elle n’arrive pas à mettre le doigt dessus. D’une voix hésitante, elle se permet de donner son avis à Guillaume.
— Même si ce texte décrit l’œuvre, à mon sens, il n’est pas complètement en accord avec le tableau… On dirait que Moreau cherche à nous tromper, à nous induire en erreur.
— C’est ce que je pense aussi. Regardez cet extrait d’une correspondance entre mon arrière-grand-oncle Léopold et Moreau, datant du 15 août 1897, dit-il en lui tendant la deuxième photocopie. Personne n’avait compris, jusqu’à maintenant, pourquoi il lui avait tenu de tels propos. Mais je pense que cela pourrait être lié à la découverte que je vous exposerai dans quelques instants. 
Curieuse, Lola lit alors la lettre.

« Ce cher Zola aura beau dire, je n’en démordrai pas ! Une mythologie peut découler uniquement de l’imagination de l’Homme. Ce n’est pas à exclure. Toutefois, à mon sens, il est plus excitant qu’elle nous soit parvenue dans un seul but : nous révéler notre obscur passé aujourd’hui oublié ! 

Pensez à cela, mon très cher Léopold ! Les mystères d’une Connaissance ancestrale, d’une Science Infuse perdue par l’Homme, mais conservée dans les gènes d’un monde énigmatique. Un lien qui nous unit à toute particule vivante, à la création de la vie et à la destruction de celle-ci, nous offrant ainsi des réponses à toutes nos questions. La compréhension de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure pourra, peut-être, nous être enfin dévoilée. Ainsi, le Tout pourra nous apparaître dans sa totalité. » 


Lola relève la tête vers Guillaume, perdue.
— C’est à cause de cette lettre que je suis sûr que Moreau n’a pas inventé le texte de la toile, indique-t-il aussitôt. Il a toujours laissé entendre qu’il avait un secret. J’ai passé une bonne partie de ma jeunesse à essayer de le trouver, mais sans résultat. Alors j’ai abandonné cette quête. Mais aujourd’hui, avec ce nouveau texte, je pense que nous sommes enfin sur une piste.
Il lui tend alors la troisième feuille. Lola l’attrape avec un peu trop d’enthousiasme, lui arrachant presque des mains. 
Enfin ! se dit-elle en voyant le texte, tracé au pinceau par Gustave Moreau, distinctement lisible. 

« Le déséquilibre de la Grande Source.


En conséquence du déséquilibre engendré par l’Ombre, 

L’Entité et ses créations se détournèrent de leur fonction première : 

Détruire ce qui était juste et nécessaire ! 

Ainsi, des vies furent inutilement anéanties par ces sangs d’ombre.


Dans la mesure où cette Entité ne pouvait détruire ses propres créations,

Les Cinq Impartiaux durent prendre une décision.

À la Lumière fut alors confiée une nouvelle fonction : 

Se confronter à ces inexplicables créations jusqu’à leur destruction.


Pour cela, un groupe d’êtres vivants dotés de forces et de capacités amplifiées, 

s’unit pour les affronter.

À la recherche du retour de l’équité,

Leur alliance avec la Lumière put commencer.


Pour lors, les sangs d’ombre durent réagir !

De nouvelles créations en nombre se mirent à surgir.

Ces néombres ne cessèrent de grandir. 

Et, peu à peu, le désordre vint s’établir. 


Le Chaos que la Grande Source avait réussi à maîtriser se répétait. 

Au sein d’un Tout recherchant l’équité, l’harmonie fut alors brisée. »


Lola n’en revient pas.
C’est quoi ce texte ? explose-t-elle. Où Moreau est-il allé chercher une telle chose ? 
Tentant de trouver une réponse, elle le relit une seconde fois, décortiquant chaque phrase.
L’Ombre. Le déséquilibre. Les Impartiaux. La Lumière. Les sangs d’ombre…
Elle s’arrête sur ces derniers mots. Une incompréhensible tristesse s’empare d’elle, comme une sorte de vide lui creusant l’estomac. Elle sent tout son être se laisser emporter par un lourd chagrin dont elle ignore l’origine. Par réflexe, elle agrippe la médaille de sa mère autour de son cou et la serre fort entre ses doigts. 
— C’est captivant, n’est-ce pas ? dit Guillaume, la ramenant à la réalité. 
— En effet ! tâche-t-elle de s’enthousiasmer afin de masquer son malaise. C’est tellement fou. Sincèrement, je n’ai jamais entendu parler de cette histoire. Comment savez-vous que Moreau ne l’a pas inventé ? 
— Moreau avait une imagination débordante, répond-il, un grand sourire illuminant son visage. Mais il avait la particularité de s’inspirer d’événements issus de l’histoire, de la mythologie ou de la Bible. Donc je pense qu’il a trouvé cet extrait quelque part. Différentes théories ont déjà été élaborées sur son origine, en prenant comme point de départ celles trouvées dans Jupiter et Sémélé… 
Pendant de longues minutes, Guillaume lui expose les nombreuses pistes axées sur les civilisations grecques, romaines ou égyptiennes. Tout au long de son monologue, Lola n’a qu’une envie : le contredire. L’impression que quelque chose lui échappe s’amplifie à mesure qu’il lui présente tel ou tel recueil de sa bibliothèque pour appuyer ses arguments. 
— J’ai demandé à ce qu’on oriente les recherches vers l’hindouisme, lui explique Guillaume en rangeant The Bhagavad Gita de Stephen Mitchell. Certains récits décrivent une époque lointaine où les dieux et les démons se livraient une lutte acharnée pour le contrôle de l’Univers. Ce conflit opposait les forces de l’ombre et de la lumière.
Non ! pense-t-elle fermement. 
Mais elle s’abstient d’exprimer cette opinion et lui dit plutôt :
— Vous avez envisagé de considérer ce texte comme une parabole s’inspirant de celles de la Bible, mais romancée comme les mythologies antiques ? Avec ces…
Elle se tait un court instant. 
— Ces sangs d’ombre et ces néombres, reprend-elle finalement avec un léger tremblement dans la voix. Vous savez ce qu’ils sont ?
— Aucun écrit connu ne fait référence à de telles choses, assure Guillaume. Du moins, pas dans les bases de données que nous avons consultées. Pour ne négliger aucune piste, j’ai fait appel à quelques contacts à Bruxelles et à Londres afin de vérifier si un autre artiste aurait rédigé des textes similaires. Pour l’instant, nous n’avons pas obtenu de résultats.
— Et vous avez exploré des mythologies moins connues ? s’aventure-t-elle. Peut-être une mythologie japonaise, ou même celle des aborigènes australiens ?
— C’est une idée intéressante, mais il n’y a pas de manifestation aussi évidente d’un affrontement entre l’ombre et la lumière comme celui qui est décrit dans le texte, lui assure-t-il. 
— C’est vrai. Mais on peut observer l’ombre et la lumière traitées d’autres manières, s’obstine Lola. Je suis sûre que ce sont des pistes à explorer. 
— Cela peut-être une idée à envisager pour plus tard. Pour l’instant, concentrons-nous sur des pistes plus classiques, propose-t-il. Jean m’a demandé si vous pouviez écrire votre mémoire en effectuant des recherches sur ce texte, et je pense que ce serait intéressant de vous impliquer dans cette quête.
Un bruit de carillon, produit par la vieille horloge trônant sur la cheminée en marbre, sonne 19 heures.
— Veuillez m’excuser, mais nous allons devoir nous quitter, dit Guillaume en plissant le front. J’ai un vernissage, et je suis déjà en retard. Je ne pensais pas que nous aurions une si longue conversation. 
Lola range les feuilles dans son sac et rejoint Guillaume qui est déjà dans le couloir. Après l’avoir chaleureusement remercié, elle s’apprête à entrer dans l’ascenseur lorsque celui-ci lui dit :
— Je préfère que vous n’ébruitiez pas le contenu de ce texte pour l’instant. Vous savez, de nos jours, tous les chercheurs dans le domaine de l’art souhaitent voir leur nom associé à une découverte majeure.

En bas de l’immeuble, Lola est en proie à des sentiments mitigés. Elle a envie d’exploser de joie, mais le creux dans son estomac la ramène aux sensations étranges éprouvées à la lecture du texte. Ayant besoin de réconfort, elle attrape son portable pour tenter de joindre Antoine. Mais, au moment de lancer l’appel, elle s’arrête. 
Merde, s’énerve-t-elle en levant précipitamment le doigt de son écran, je n’ai pas le droit de lui parler de tout ça… Je vais devoir inventer un nouveau mensonge pour ce week-end. 
Pour se changer les idées, elle décide de rentrer chez elle à pied et lance la playlist « Le rock, c’était mieux avant » dans ses écouteurs. 

Perdue dans ses pensées, Lola aperçoit Andreï en train de terminer une salade sous vide. C’est un SDF d’une trentaine d’années, qui dort souvent près de son immeuble, à proximité de la place de la Contrescarpe. Le croisant régulièrement, elle a commencé à lui parler, à fumer des cigarettes avec lui et à lui rendre quelques services. Ils se sont vraiment rapprochés le jour où Andreï s’est confié sur son passé. Étrangement, il a vécu plusieurs traumatismes similaires à ceux que Lola a connus.
— Bună seara, frumoasa Lola ! la salue-t-il en roumain, sa langue natale. 
— Bonsoir, Andreï ! répond-elle en s’asseyant à côté de lui. Poftă bună.
— Mulțumesc mult ! Et aussi pour la veste de ton papa ! la remercie-t-il de sa voix nasillarde. 
— Je t’en prie. Et en parlant de veste, je t’ai trouvé un bon logement pour cet hiver, je te donnerai l’adresse pour…
— Nu merci ! répond-il avec son fort accent. Pas pour moi.  
En voyant Andreï se refermer, Lola se pince les lèvres. Ce n’est pas la première fois qu’il refuse son aide en adoptant une attitude hermétique. Au début, ce comportement la contrariait, mais elle avait finalement appris la véritable raison derrière ces refus. Désormais, lorsque cela se produit, elle n’insiste jamais.  
— J’ai compris, tu n’as pas envie de parler, le rassure-t-elle en se levant. Je vais te laisser tranquille. 
— J’ai…, l’arrête-t-il en lui attrapant le bras. J’ai problème avec ma carte séjour. 
— Toujours ? s’étonne-t-elle se rasseyant près de lui. Je te rappelle qu’Antoine est avocat, il a des contacts avec des gens qui pourraient t’aider. 
— J’attends réponses de l’assistante so… sociale. 
— D’accord, tu me diras, et on verra comment on peut t’aider avec Antoine. Tu veux une cigarette ?
Un menu sourire se dessine sur le visage d’Andreï et elle ouvre son cabas. Cherchant son paquet, elle sort les feuilles de Guillaume et les pose à côté d’elle. 
— C’est quoi ? lui demande Andreï en les attrapant et en lui tendant. 
Lola se raidit. Elle sort ses cigarettes et récupère les papiers froissés pour les ranger dans son sac. 
— Un texte découvert sous la peinture d’un peintre français, Gustave Moreau, répond-elle finalement. 
— Je peux le lire ? demande-t-il, une étincelle dans le regard. 
Lola se gratte la tête, embarrassée. 
— Je n’ai pas le droit de te le montrer, lui avoue-t-elle. À personne d’ailleurs. 
— Pourquoi ? À que tu veux que je parle ? lui fait-il remarquer. 
De plus en plus mal à l’aise, Lola ne sait pas quoi répondre. Lui qui ne lui demande jamais rien, la fixe à présent de ses grands yeux globuleux, empreints d’une candeur si touchante, qu’elle ne peut s’empêcher de penser :  
On s’en fout, personne ne le saura. 
Aussitôt, elle ressort les feuilles de son sac et lui tend. 
— Allez, vas-y, lis-le ! cède-t-elle. Mais il y a plusieurs mots compliqués, donc n’hésite pas si tu ne comprends pas. 
Avec un grand sourire, Andreï déplie la première feuille et commence à déchiffrer le texte. 
— Désé… qui… libré ? demande-t-il dès le départ. Ça veut dire quoi ?
— C’est lorsque quelque chose n’est plus équilibré, n’est plus égal, n’est plus stable, essaye-t-elle de lui expliquer, mimant une sorte de balance avec ses mains.  
— Ah ! répond-il, pas forcément convaincu. Déséqui… libré, répète-t-il pour s’en souvenir avant de reprendre sa lecture. L’Ombre ? lui demande-t-il au bout de quelques instants. 
— Ça doit être un nom pour définir un dieu ou une sorte de méchants issus d’une mythologie, s’aventure Lola, sans réellement y croire. 
— Ah ! répète-t-il, dubitatif. Comme le Diable ! Et c’est quoi les sangs d’ombre ? Ces simples mots provoquent en elle une réaction inattendue. L’incompréhensible tristesse qu’elle avait ressentie chez Guillaume refait surface. Sans s’y attendre, les larmes lui montent aux yeux et, brusquement, elle éclate en sanglots.
— Des sangs d’ombre ? C’est quoi ? C’est méchant ? demande-t-il, démuni face aux pleurs de Lola. Ça t’a fait du mal ? Il faut appeler Solal ? 
— Non, t’inquiète. Je ne sais pas pourquoi je réagis comme ça…, hoquette-t-elle, essayant de contrôler ses émotions. 
Elle frappe du poing sur le trottoir, faisant légèrement sursauter Andreï. 
— Je n’ai aucune foutue raison de pleurer, s’énerve-t-elle. Je ne comprends pas ce que j’ai… Regarde, ça me met dans des états pas possibles ! dit-elle en levant sa main qui tremble. 
— Mais c’est quoi ? insiste-t-il. 
— Ça doit être des démons ou quelque chose comme ça. En fait, j’en ai aucune idée ! Et c’est ça le pire, je n’ai jamais lu ou entendu ces mots avant, lui dit-elle en essuyant ses joues du revers de la main. Je ne sais pas du tout ce que sont ces sangs d’ombre…
— C’est comme les strigoï ?
— Possible, répond-elle, avec un haussement d’épaules.
Pour se changer les idées, Lola sort une cigarette et en tend une à Andreï. Pendant un moment, ils restent silencieux, observant les passants défiler devant eux. Une fois qu’elle a retrouvé son calme, elle repose son regard sur les feuilles qu’Andreï tient fermement, comme s’il craignait qu’elles s’envolent. Touchée par son attitude si prévenante, Lola les récupère avec délicatesse et les parcourt du regard.
— Andreï, je suis sûre que ce texte est plus qu’une réinterprétation d’un texte emprunté à une mythologie quelconque, affirme-t-elle en reniflant. Ce Guillaume l’a bien dit, Moreau cache un secret. Mais je ne sais pas comment le trouver. 
— Parle avec Solal ! 
— Je n’ai pas le droit de parler du texte, lui rappelle-t-elle en balayant la fumée qu’elle vient de souffler du revers de la main. 
— Tu m’as dit que Solal connaissait tout, lui fait-il remarquer. Si crois que Moreau cache un secret, Solal doit aider. Et il aidera peut-être à trouver ces sangs d’ombre…

 
 
 

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