Chapitre IV
- Pauline D'Elbée
- 15 sept.
- 13 min de lecture
Le lendemain, arrivée au 68, avenue Bosquet, dans le viie arrondissement de Paris, Lola sonne au nom Aupuduy.
— Cinquième étage, porte à gauche de l’ascenseur, dit une voix grésillant à travers l’interphone.
Au moment où Lola pose le pied sur le palier, elle se rend compte que deux portes fermées se font face.
Il a dit quelle porte, déjà ? se demande-t-elle, perdue, regardant tour à tour de chaque côté de l’ascenseur. Cerveau de Dory pourri…
À peine a-t-elle pensé ces mots qu’un homme d’âge mûr ouvre la porte située à sa gauche. Son allure d’une élégance rare l’impressionne, mais son regard dur et froid, accentué par son visage osseux, la trouble. Perturbée par l’attitude dénuée d’expression de son hôte, Lola lui tend, un peu gauchement, une bouteille de vin qu’elle a achetée chez un caviste afin de le remercier.
— Bonjour Lola ! Je suis Guillaume. Entrez donc ! la presse-t-il chaleureusement. Merci beaucoup pour cette délicate attention.
Sa voix mielleuse et affectueuse la surprend. La silhouette de l’homme est si stricte qu’elle s’attendait à un timbre de voix bien plus grave et cassante.
— Bonjour, monsieur ! Merci à vous de me recevoir et de m’accorder un peu de votre temps, dit-elle en s’introduisant timidement dans le couloir de l’entrée, orné de deux imposantes toiles abstraites.
Lola les balaye rapidement du regard quand, soudain, elle réalise :
Je les ai déjà vues, ces toiles… Mais où ? Ah, mais oui ! Dans l’article que j’avais lu sur les plus grands chefs d’œuvres d’art du xxe siècle dans les collections privées…
À cette pensée, elle se fige sur place.
Ce Guillaume doit être important pour posséder des œuvres comme ça, siffle-t-elle en pensée, impressionnée.
— Ne perdons pas de temps. Venez vous installer dans le salon, lui dit Guillaume.
En pénétrant dans la pièce, Lola s’arrête net, complètement ébahie. De nombreux tableaux ornent les imposants murs couleur crème. Tous les meubles vintage ont été conçus par de grands designers, et des sculptures anciennes décorent la cheminée en marbre ainsi que le buffet imposant. Elle parcourt la pièce du regard et ses yeux se posent sur une immense bibliothèque encastrée sur toute la longueur du salon. Parmi les objets d’art et la multitude de livres qui y prennent place, un ouvrage se distingue, attirant immédiatement son attention.
The Goldschmidts d’Anthony Allfrey ! lit-elle en plissant les yeux. Maintenant, c’est sûr, c’est de cette œuvre qu’on va parler.
Guillaume s’installe dans un fauteuil et invite Lola à prendre place sur l’iconique canapé LC3 de Le Corbusier, habillé d’un cuir noir lisse. Sur la table basse, trois photocopies sont disposées à côté d’un large plateau d’argent, sur lequel sont posés deux verres d’eau ainsi qu’une carafe en cristal.
— Pour vous remettre dans le contexte, ma famille a beaucoup investi dans les œuvres des artistes symbolistes à la fin du xixe siècle, commence Guillaume avec sérieux. Nous avons une importante collection, et nous faisons des dons régulièrement.
— Seriez-vous par hasard lié à la famille Goldschmidt ? l’interrompt-elle.
À cette question, un léger sourire se dessine sur les lèvres extrêmement fines du vieil homme, accentuant les rides au coin de ses yeux.
— C’est une branche de la famille, en effet, déclare-t-il avec une pointe de fierté. C’est aussi pour cela que nous avons certains privilèges. Que vous a dit Jean à ce sujet ?
— Juste qu’une découverte avait été faite à propos d’une toile de Moreau, sans me préciser laquelle. Mais j’ai fait quelques recherches de mon côté, et je pense l’avoir identifiée.
— Voyons voir, s’intéresse Guillaume, les yeux brillants. Dites-moi tout.
— J’ai lu une série d’articles expliquant que l’œuvre Jupiter et Sémélé avait subi la maladresse d’un touriste en juillet dernier, et qu’elle avait donc dû passer entre les mains d’un restaurateur. C’est la seule toile qui ait été enlevée au cours des derniers mois. En poussant plus loin, j’ai appris que cette peinture était une commande, puis un don de Léopold Goldschmidt, avec lequel vous venez de me confirmer avoir un lien de parenté. En tant que membre de sa famille, il est logique que vous ayez certains avantages. Surtout lorsqu’on sait que Léopold était l’un des plus importants mécènes de Moreau.
— Je suis impressionné, avoue Guillaume. C’est en effet Jupiter et Sémélé qui a été examinée récemment, et sa radiographie aux rayons X a révélé une chose incroyable… Un texte écrit par l’artiste sur la première couche de la toile !
— Un texte ? s’étonne Lola, à la fois intriguée par ces révélations et ravie d’avoir trouvé la peinture.
D’un geste lent, il saisit les trois photocopies entre ses doigts.
— J’ai missionné quelques chercheurs, comme votre professeur, pour en découvrir l’origine, explique-t-il. Mais jusqu’à présent, nous n’avons rien trouvé. Nous ignorons si ce texte est tiré d’un livre ou si c’est Moreau lui-même qui l’a imaginé. Mais, personnellement, je suis certain qu’il ne l’a pas inventé !
— Il n’a laissé aucune information pouvant nous orienter sur une civilisation ou une période historique en particulier ? demande-t-elle, sentant l’excitation montée.
— Aucune. Comme vous le savez sûrement, Moreau rassemble une multitude de civilisations, d’histoires, de monuments, de paysages et de mythes dans ses toiles. Mais aucune ne semble évoquer ce qui est écrit dans ce texte.
Lola fixe les feuilles, impatiente d’en découvrir le contenu.
— Avant de vous présenter le mystérieux texte, je me suis permis de vous imprimer la description de l’œuvre retrouvée dans les carnets de Moreau. Tenez, lisez-le.
Lola se saisit de la feuille que l’homme lui tend, où est imprimé un texte manuscrit, d’une écriture penchée et fine. Dès les premiers mots, Lola le reconnaît. Ayant fait des recherches sur la toile avant le rendez-vous, elle l’a déjà étudié dans l’après-midi. Mais elle le relit tout de même, afin d’être certaine de ne rien laisser de côté.
« Au centre d’architectures aériennes, colossales, sans base ni faîtes, couvertes de végétations animées et frémissantes, flore sacrée se découpant sur les sombres azurs des voûtes étoilées, le Dieu, tant de fois évoqué, se manifeste dans sa splendeur encore voilée : Sémélé pénétrée des effluves divins, régénérée, purifiée par le sacre, meurt foudroyée et avec le génie de l’amour terrestre, le génie au pied de bouc.
[…]
Au pied du trône, la Mort et la Douleur formant la base tragique de la vie et non loin d’elles, sous l’égide de l’aigle de Jupiter, le grand Pan, symbole de la Terre, courbe son front attristé dans un regret d’esclavage et d’exil, tandis qu’à ses pieds s’entasse la sombre phalange des monstres de l’Érèbe et de la Nuit… »
Lola a la même impression que celle éprouvée lorsqu’elle a lu cet extrait la première fois. De manière étrange, elle a le sentiment que quelque chose d’important lui échappe. Pourtant, elle n’arrive pas à mettre le doigt dessus. D’une voix hésitante, elle se permet de donner son avis à Guillaume.
— Même si ce texte décrit l’œuvre, à mon sens, il n’est pas complètement en accord avec le tableau… On dirait que Moreau cherche à nous tromper, à nous induire en erreur.
— C’est ce que je pense aussi. Regardez cet extrait d’une correspondance entre mon arrière-grand-oncle Léopold et Moreau, datant du 15 août 1897, dit-il en lui tendant la deuxième photocopie. Personne n’avait compris, jusqu’à maintenant, pourquoi il lui avait tenu de tels propos. Mais je pense que cela pourrait être lié à la découverte que je vous exposerai dans quelques instants.
Curieuse, Lola lit alors la lettre.
« Ce cher Zola aura beau dire, je n’en démordrai pas ! Une mythologie peut découler uniquement de l’imagination de l’Homme. Ce n’est pas à exclure. Toutefois, à mon sens, il est plus excitant qu’elle nous soit parvenue dans un seul but : nous révéler notre obscur passé aujourd’hui oublié !
Pensez à cela, mon très cher Léopold ! Les mystères d’une Connaissance ancestrale, d’une Science Infuse perdue par l’Homme, mais conservée dans les gènes d’un monde énigmatique. Un lien qui nous unit à toute particule vivante, à la création de la vie et à la destruction de celle-ci, nous offrant ainsi des réponses à toutes nos questions. La compréhension de ce que nous sommes et de ce qui nous entoure pourra, peut-être, nous être enfin dévoilée. Ainsi, le Tout pourra nous apparaître dans sa totalité. »
Lola relève la tête vers Guillaume, perdue.
— C’est à cause de cette lettre que je suis sûr que Moreau n’a pas inventé le texte de la toile, indique-t-il aussitôt. Il a toujours laissé entendre qu’il avait un secret. J’ai passé une bonne partie de ma jeunesse à essayer de le trouver, mais sans résultat. Alors j’ai abandonné cette quête. Mais aujourd’hui, avec ce nouveau texte, je pense que nous sommes enfin sur une piste.
Il lui tend alors la troisième feuille. Lola l’attrape avec un peu trop d’enthousiasme, lui arrachant presque des mains.
Enfin ! se dit-elle en voyant le texte, tracé au pinceau par Gustave Moreau, distinctement lisible.
« Le déséquilibre de la Grande Source.
En conséquence du déséquilibre engendré par l’Ombre,
L’Entité et ses créations se détournèrent de leur fonction première :
Détruire ce qui était juste et nécessaire !
Ainsi, des vies furent inutilement anéanties par ces sangs d’ombre.
Dans la mesure où cette Entité ne pouvait détruire ses propres créations,
Les Cinq Impartiaux durent prendre une décision.
À la Lumière fut alors confiée une nouvelle fonction :
Se confronter à ces inexplicables créations jusqu’à leur destruction.
Pour cela, un groupe d’êtres vivants dotés de forces et de capacités amplifiées,
s’unit pour les affronter.
À la recherche du retour de l’équité,
Leur alliance avec la Lumière put commencer.
Pour lors, les sangs d’ombre durent réagir !
De nouvelles créations en nombre se mirent à surgir.
Ces néombres ne cessèrent de grandir.
Et, peu à peu, le désordre vint s’établir.
Le Chaos que la Grande Source avait réussi à maîtriser se répétait.
Au sein d’un Tout recherchant l’équité, l’harmonie fut alors brisée. »


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